« Un voyage du concret vers l’abstrait, de la vie vers la mort et peut-être, finalement, vers l’éternité. »

 Un  Molière* à chaque doigt,  Benoît Solès,  dramaturge et  comédien et son alter ego Amaury de Crayencour, comédien, sont  les créateurs inspirés du spectacle « La machine de Turing ». A Bruxelles, Wolubilis leur a déroulé le tapis rouge pour quelques soirs, et ils ont joué devant une salle pleine à craquer.

 Christopher Alan Turing (1912-1954) est le mathématicien  anglais, promu chercheur à Cambridge à 24 ans, engagé pendant la Seconde Guerre Mondiale pour  décrypter le code d’Enigma, la machine utilisée par les nazis pour  brouiller  leurs communications.  On le considère  à juste titre comme  l’ancêtre de l’ordinateur et  le précurseur de l’ère de la pomme. Mais l’homme, condamné au secret en temps de guerre froide, fut brisé et finit par se suicider, à cause de son homosexualité… broyé tout comme Oscar Wilde quelques décennies plus tôt,  par la « machine » bien-pensante de l’Angleterre des années 50.

La reine Élisabeth II le reconnaît comme héros de guerre et le gracie à titre posthume en 2013.

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  Un semblant de bureau de police côté jardin, avec une indispensable téléphone de bakélite noir,  et un banc flanqué d’un tableau noir, côté  cour. Au centre, fruit d’animations spectaculaire sur ce qui ressemble à une bibliothèque qui prend vie :  la machine que le savant a baptisée Christopher, qui rappelle  les rêves de Jules Verne et  fera finalement gagner  la guerre.  Lieux et dates s’inscrivent sur un écran. La  mise en scène  à la fois sobre et créative  de Tristan Petitjean est très  ingénieuse, ménageant le suspense et   des allers-retours dans le temps, nous présentant avec grande sensibilité ce qui marqua particulièrement la vie affective d’Allan à tout jamais : la mort de son ami d’enfance, Christopher.

Les paradoxes qui ont régi la vie du génial inventeur ont la force d’un poison violent: Allan Turing  mourut en croquant une pomme remplie de cyanure. Cette pomme rouge empoisonnée qui fascinait son imaginaire d’enfant, celle de Blanche-Neige et des sept nains. Se réveille-t-il  aujourd’hui, à chaque fournée d’applaudissements,   maintenant que son souvenir est  gravé en lettres de chair et de lumière  sur le plateau des théâtres francophones,  nous laissant  dans l’émerveillement devant un  homme  d’une intelligence brillante et d’une immense sensibilité ?

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Tantôt narrateur de sa vie, là il ne bégaie plus,  tantôt acteur Allan dévoile les événements marquants de sa vie. Avec sa silhouette de marathonien et son bégaiement, il fait penser à Rainman et est tout aussi attachant. Comme lui, il compte ses pas, et vit dans une folie amoureuse  de la pureté des équations mathématiques. Comme lui, ses fragilités sont  autant de fissures pour que l’empathie se noue avec  un spectateur bouleversé. On est frappé par la solitude du génie, par son altérité déconcertante, par le monde imaginaire dans lequel il séjourne, pars son inadaptation dans la société environnante,  par sa tristesse devant l’incompréhension des hommes, et son émerveillement devant les miracles de la nature.  Ah! les étoiles!

A ses côtés, et pour le plus grand bonheur du spectateur, le comédien Amaury de Crayencour  interprète une  palette de personnages très différents. Il  passe sans coup férir de l’un à l’autre, allant d’un costume à l’autre, d’une voix à l’autre, d’un jeu à l’autre… Il est d’abord le   consciencieux sergent Michael, père de famille, policier curieux et  à l’écoute  mais enfermé dans des règles et les principes  de son emploi. Son flair lui dicte de chercher à percer  le  mystère de l’homme qui est venu pour une affaire de cambriolage.  Amaury de Crayencour  se métamorphose en Arnold Murray,   un jeune  dévoyé au langage fleuri, voûté avant l’âge, prédateur vivant la vie précaire de la rue,  prêt à exploiter les moindres rencontres nocturnes.  Alan Turing est une victime toute choisie,  qu’il séduira en trois coups de pédale, bicyclette en scène!  Dans la foulée, Amaury de Crayencour  joue  avec autant de conviction et de talent   le fier Hugh Alexander, champion international d’échecs,  chef de l’École gouvernementale du chiffre et du code. Assez méprisant et hautain, sa diction est impeccable et il s’en vante, il est ravi de se mesurer à Allan Turing et de l’engager dans son équipe de chercheurs. Il lui reconnaît  du  génie, bien  que  ses manières d’autiste l’exaspèrent au plus  haut  point.

 « Par qui la nature est-elle programmée ? Comment une cellule sait-elle ce qu’elle doit faire ? Comment fait-elle pour donner sa symétrie à un organisme ? Quelle est l’équation ? Quelle est la logique ? Quel est le code ? »

La pièce  s’articule autour d’un bon nombre de problématiques : les réseaux secrets, l’intelligence artificielle, – une machine peut-elle penser ou sentir? La folie :  – qui  d’autre qu’un fou pour battre un autre fou? Notre part d’enfance. Nos certitudes, les lois et la justice, les principes d’éducation basés sur l’humiliation, les relations  dites « perverses », les différences, l’exclusion,  la condamnation au silence, la manipulation affective et celle plus généralisée, autant de sujets sensibles qui s’harmonisent  de façon éclatante sur les cordes  vibrantes des deux comédiens, de vrais virtuoses de la scène et du sentiment.  

Dominique-Hélène Lemaire, pour Arts et Lettres

   *La Machine de Turing a reçu quatre Molières en 2019 : Auteur francophone vivant et Comédien pour Benoit Solès, Théâtre privé, et Metteur en scène pour Tristan Petitgirard

  • Texte: Benoit Solès
  • Metteur en scène : Tristan Petitgirard
  • Avec : Benoit Solès, Amaury de Crayencour
  • Décors : Olivier Prost
  • Lumières : Denis Schlepp
  • Musique : Romain Trouillet
  • Vidéo : Mathias Delfau
  • Costumes : Virginie H
  • Assistante à la mise en scène : Anne Plantey

Pour en savoir plus et photos : http://www.atelier-theatre-actuel.com