Une légion d’étoiles…
« Ceux qui pensaient que cette guerre finirait bientôt étaient tous morts depuis longtemps. De la guerre justement. Aussi, en octobre, Albert reçut-il avec pas mal de scepticisme les rumeurs annonçant un armistice. Il ne leur prêta pas plus de crédit qu’à la propagande du début qui soutenait, par exemple, que les balles boches étaient tellement molles qu’elles s’écrasaient comme des poires blettes sur les uniformes, faisant hurler de rire les régiments français. En quatre ans, Albert en avait vu un paquet, des types morts de rire en recevant une balle allemande. » Voici pour l’automne un Grand roman historique fort bien documenté, haletant, sarcastique et cruel mais bénéfique, campé sur les cimetières de la Grande guerre dont on va bientôt fêter le centenaire. Un hasard ?

Cette magnifique fresque « à allumage progressif » de la société du début du 20e siècle que Pierre Lemaître a osé écrire, capture avec férocité le drame des jeunes sacrifiés au front sans aucune vergogne, par les puissants amateurs de gloire, d’argent et de beurre.

Une double intrigue et un suspense insoutenable forcent le lecteur à ouvrir les yeux sur ce que l’on a préféré laisser longtemps caché. La fin justifie les moyens, c’est la devise crapuleuse du lieutenant d’Aulnay-Pradelle noble et désargenté. Quelle escroquerie colossale va-t-il tramer en toute impunité? Qu’on se le dise, l’écriture de Pierre Lemaître utilise l’eau-forte et forge des cicatrices indélébiles sur sa galerie de personnages, jouant au passage avec les masques de James Ensor qui font exploser l’imaginaire. Les descriptions sublimes et percutantes sont à la fois hugoliennes et baudelairiennes, la langue est acérée comme les pluies d’obus ou le bistouri du chirurgien et remue le lecteur jusqu’au tréfonds des entrailles.

L’auteur se révèle un romancier remarquable. Il a recueilli soigneusement le parler sec et pittoresque des anciens combattants, leurs expressions désuètes, bon Dieu de bois, celles de nos arrière (arrière) grands-pères. Un mantra inévitable revient à plusieurs reprises : quel gâchis cette guerre! Quel gâchis, toute guerre, a-t-on envie d’ajouter ! Et que faire des survivants démobilisés, de cette génération perdue? L’engrenage dans lequel se retrouvent les deux rescapés des bombes devient au fur et à mesure encore plus terrifiant que la vie dans les tranchées… Il est difficile d’imaginer situations plus intenables, au point de faire passer Guernica presque comme une image pieuse.

De plus, un puissant symbolisme charpente ce drame psychologique émouvant. Le chapelet d’expériences traumatiques de ce roman d’une puissance évocatrice ahurissante démontre aussi que le fondement de la guerre se loge à l’intérieur même de l’homme. Il faut le trouver dans l’orgueil souvent blessé des relations stratégiques père-fils ou mère-fils. Sacrilège? Mais toute guerre est sacrilège, petite ou grande. Et la cupidité ou l’amour-propre démesuré sont les moteurs délétères, prêts à balayer toute humanité: faire taire les voix, et défigurer le visage humain.

Cependant, l’humanité survit péniblement à travers l’amitié des deux éclopés de la guerre : Albert Maillard (poursuivi par le souvenir de sa mère et Edouard Péricourt (poursuivi par le souvenir de son père). Un fantastique à la Günter Grass se répand dans les interstices de l’âme dévastée par l’angoisse d’Albert Maillard, pauvre entité négligeable et le corps disloqué d’Edouard Péricourt. « Il dut se rendre à l’évidence. La fin, celle-ci ou une autre, devait survenir, parce qu’elle était écrite depuis longtemps.» La tragédie humaine.

La revanche muette du fils est inscrite dans ses carnets de croquis et dans sa belle escroquerie aux monuments funéraires. « A force de détailler l’œuvre à venir, son monument, M.Péricourt s’attacha de plus en plus, non pas au visage étrangement familier que Madeleine lui avait signalé et dont il s’était si bien souvenu, mais au soldat mort allongé à droite sur la fresque et au regard inconsolable de la Victoire posé sur lui. Et monsieur Péricourt sentit monter les larmes lorsqu’il comprit que les rôles s’étaient inversés. La Victoire, c’était son fils qui posait sur son père ce regard douloureux désolé à vous briser le cœur.»

Le coup de cœur de la rentrée 2013-2014.

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