Un Rigoletto très dépouillé mais flamboyant

Paille et poutre. L’extrait de Rigoletto « La donna è mobile » se fredonne souvent pour moquer le caractère versatile des femmes. Pour taxer leur légèreté, leur insouciance, voire, leur penchant pour leurs jeux de dupes, et cela quelle que soit l’époque, la longueur des cheveux ou de la jupe, que le maquillage soit forcé ou les traits innocents et juvéniles! Mais quel stéréotype! Or,  dans l’opéra de Verdi, l’air répété à plusieurs reprises reflète plutôt le peu de considération du duc pour les femmes : il les compare à « Une plume au vent », susceptible de changer d’idée ou de discours selon l’humeur ou les circonstances, mais  c’est précisément ce que lui fait ! Voilà typiquement une technique de prédateur.  Que fait donc le duc de Mantoue si ce n’est,  en Don Juan invétéré, se comporter comme un cuistre oublieux de ses serments  et se vautrer à la première occasion dans les plaisirs charnels les plus vulgaires. De toutes manières, pour lui, toutes les femmes se valent: « Questa o quella per me pari sono » chante avec aplomb le seigneur de Mantoue interprété brillamment par le ténor albanais Giuseppe Gipalali.

Quant à Rigoletto, le personnage titre, il est affublé d’un passé tellement fumeux qu’une noire malédiction  a fini par s’abattre sur lui. Il a néanmoins pour lui, et c’est bouleversant, un amour inaliénable pour l’orpheline qu’il cache aux yeux du monde et qu’il protège. Rigoletto, ça rime avec Quasimodo. Et Quasimodo, on l’aime! Même si son amour total, est possessif, effrayant, presque carcéral. A la source, Victor Hugo, l’amoureux d’Esméralda et le créateur du « Roi s’amuse ». S’inspirant de  cette pièce de Victor Hugo, Verdi crée en 1851 l’opéra à Venise, en trois actes et quatre tableaux, sur un livret de Francesco Maria Piave. C’est le premier opéra de sa trilogie populaire: Rigoletto, Il Trovatore et La Traviata.

La mise en scène à L’opéra Royal de Liège est celle de John Turturro, acteur américain de talent, qui a multiplié les projets et les récompenses. En tant que réalisateur, on lui offre une caméra d’or au Festival de Cannes. Il est derrière le casting international de The name of the Rose, l’adaptation télévisuelle de l’œuvre de Umberto Éco. Rigoletto, sa première mise en scène d’opéra, datée de 2018 à Palerme, a la force et la puissance du cadrage cinématographique, en plus beau. Car  totalement  vivant. Et stupéfiant de charge émotionnelle.

Il travaille avec les décors  de  Francesco Frigeri et  les costumes de Marco Piemontese, tous deux aussi pour la première fois à L’opéra Royal de Wallonie. Regard railleur : les sombres  couleurs de suie des costumes des courtisans à la cour décadente n’empêchent pas  leur  très grande beauté. Le  montage des perruques, au propre  comme  au figuré, rappelle, avec une certaine ironie, ceux  de la cour de Marie-Antoinette, où la folie  des grandeurs allait jusqu’à y  planter des oiseaux. Surprenante Contessa di Ceprano interprétée par Margaux de Valensart.  Scène après scène, John Turturro crée de magnifiques tableaux  symboliques sur fond de  ruines et paysages, dans l’esprit XVIIIe du peintre Watteau, où les humains sont décidément de très  petite taille face à la beauté de la nature.  La luxuriance des arbres majestueux a certes été gommée, mais on peut les imaginer, cachés par des brouillards vénitiens. En signe de richesse symbolique du palais Renaissance abandonné,  admirez les deux magnifiques marbres classiques de nymphes alanguies qui semblent mener un dialogue muet sur le plateau et servent de perchoir aux personnages, petite moquerie supplémentaire.  Quoi qu’il en soit, John Turturro arrive à donner une impression de grand  dépouillement, ce qui  permet de se concentrer sur l’essence des personnages, comme si seuls l’intéressaient le feu dramatique et l’humanité qui les  habitent.

Autre globe-trotter, le chef, Daniel Oren, dont on sait qu’il a été accueilli par les plus grands théâtres internationaux, comme le Metropolitan Opera de New York, le Covent Garden de Londres, le Staatsoper de Vienne, le Teatro Colón de Buenos Aires, le Liceu de Barcelone, le Teatro Real de Madrid, les Opéras de Tokyo, Houston, Dallas, San Francisco, Cologne, Florence, Parme, Turin, Venise, ou encore l’Opéra National de Paris. Il nous a livré une interprétation flamboyante de cet opéra. Se calquant sur l’énergie vitale déployée par Verdi, il s’est fait, dans une sorte de souffle continu, l’interprète terriblement humain de passions exacerbées aux prises avec le destin. L’amour, la jalousie, la trahison, la vengeance débouchent sur le crime, le meurtre et le désespoir. Il maintient  les tensions à leur zénith, que ce soit dans la tempête du 3e acte, ou pour soutenir le cœur éperdu d’amour de la jeune femme ou les attaques diaboliques du séducteur. Ou les arrangements criminels du tueur à gages.  Le magnifique chœur,  à majorité masculine a été  préparé par Denis Segond. Il est discrètement agrémenté dès le début de l’opéra par un  ensemble de ballets qui fait corps avec l’orchestre. Les  larges et longs tutus couleur de  nuit sans étoiles  semblent égrener la ronde des heures à la façon d’une horloge vivante  ou d’un implacable sablier… 

Le bouffon Rigoletto est interprété de façon magistrale par baryton mongol Amartuvshin Ankhbat, premier soliste de L’Opéra National de Mongolie. Sa carrière a explosé avec le remplacement réussi de Leo Nucci dans  le rôle de Nabucco lors d’une co-production entre le Théâtre des Champs Elysées et l’Opéra National de Lyon en novembre 2018. C’est sa première apparition sur la scène liégeoise. Il joue, il, chante, il se meut avec une rare envergure pour un bouffon bossu. Sa voix possède puissance et mordant qui mettent sa belle tessiture en valeur. Ce rôle Verdien le fait passer par toutes les nuances des émotions qu’il sait habiller de magnifiques couleurs. Voilà un Gargantua lyrique qui développe au maximum une vitalité presque sauvage. Etourdissant d’émotions dans ses échanges avec sa princesse à la longue chevelure d’or, l’ ardente Gilda qui  finira par dévoiler  sous sa robe immensément blanche, une jupe couleur sang,  annonce de la tragédie finale. La voix d’ Enkeleda Kamani étonne au début par sa vigueur qui n’est pas celle d’une frêle jeune-fille. S’affirme-t-elle d’avance en tant que femme de notre époque qui sait ce qu’elle veut et choisit d’aimer qui elle veut, n’imaginant pas un instant qu’elle est  la proie d’un vil séducteur? Les vibratos ne sont pas ceux d’une vierge effarouchée. Mais passé cette surprise on se laisse vite ensorceler par la splendeur de son chant que l’on pressent être celui d’une martyre. Au fur et à mesure que le dénouement tragique de son destin arrive, la couleur rouge envahit les fleurs de sa robe.  Cette couleur tragique ensanglante les costumes de Maddalena (Sarah Laulan) et de Sparafucile (Ruben Amoretti) , les agents de son meurtre, et inonde les flots de tissu du  sac  contenant  sa dépouille que Rigoletto croit bercer tendrement. Debout, droite comme un ange,  à côté de son père, telle une  bienheureuse qui a rejoint sa mère au ciel,  Gilda demande la bénédiction à son père, proférant ainsi ses derniers adieux à la vie sur terre. Rigoletto a raison :  … La Malédiction s’est abattue sur un monde qui  va tourner la page.

Dominique-Hélène Lemaire ( Deashelle pour le Réseau Arts et Lettres)

du 03/03 au 13/03 2022